La transition vers un monde sans argent doit-elle être progressive ou immédiate ?
Le basculement vers une société sans argent peut être un cheminement progressif, en déclarant petit à petit toujours plus de biens et de services gratuits. Mais il peut aussi être déclenché à une date donnée pour un basculement immédiat, d’une société à l’autre.
Le cas d’un basculement progressif
L’idée est de rendre l’argent de plus en plus obsolète en le remplaçant progressivement par un accès gratuit. Par exemple, en créant dans un premier temps dans chaque quartier des magasins gratuits pour mutualiser des matériaux, des outils de bricolage, des ustensiles et robots de cuisine, des jouets… Ou encore, en motivant les habitants à avoir des poules sur leur balcon ou leur jardin pour ne plus avoir besoin d’acheter des œufs. Mais aussi en développant tous les systèmes de gratuité déjà en place. Puis dans un second temps, en rendant l’eau et l’électricité gratuites. Puis les transports et l’alimentation, etc.
Les problèmes et limites d’un basculement progressif
Une gratuité progressive entraine du chômage. Si les objets de consommation sont mis en commun, leur fabrication sera considérablement ralentie et la plupart des employés seront licenciés. Si tout le monde possède des poules, les éleveurs n’auront plus d’emploi, etc. La société monétaire ne pourra pas supporter longtemps une croissance exponentielle de demandeurs d’emploi.
Et qu’en sera-t-il du financement de la distribution de l’eau, de l’électricité ou d’autres sources d’énergie ? Et comment l’État pourra-t-il financer cette gratuité pour les citoyens ? Créer plus de monnaie engendrerait une inflation. Et créer une monnaie subsidiaire reste complexe et risqué.
Sans oublier qu’il est difficile de faire cohabiter deux systèmes aux antipodes. Certains se serviront gratuitement d’un côté pour revendre de l’autre.
Une transition radicale à une date donnée
Le choix d’un basculement doux et progressif semble très complexe à mettre en œuvre. C’est prendre le risque de devoir gérer des problèmes collatéraux en cascade. Heureusement, une autre solution est envisageable : basculer dans une société sans argent à une date donnée. Tout en continuant à vivre dans une société monétaire, chacun se préparerait à basculer dans un autre modèle de société à une date fixée. Cette période de transition pourrait durer 2 ans comme 10 ans. La date pourra être reculée si elle s’avère prématurée, ou avancé si tous les feux sont au vert. Le jour J, tout le monde aura été préparé et saura exactement saura ce qui l’attend.
Interview de Jean Philippe Huber
Jean Philippe Huber est le fondateur de Mocica, un groupe de réflexion qui a pour mission d’éclairer le débat public sur la transition vers un monde sans argent. Il a également pour but de réunir à travers le monde tous les individus en accord avec ce Grand Projet.
Bonjour Jean Philippe, le basculement vers une société a-monétaire peut-elle être progressive ?
JP : Mon opinion depuis 10 ans n’a pas changé sur le sujet. Une méthode progressive totale n’est pas possible. On en a envie parce que c’est confortable, plus serein, plus acceptable, mais ça sera ni l’un ni l’autre… car impossible. Au mieux elle peut nous faire parcourir 10 à 15% du chemin, 30% pour une part infime. Après, selon moi, cela devra être un bond directement dans le monde postmonétaire.
Comment en êtes-vous venu à cette conclusion ?
JP : C’est logique, on peut tous facilement en venir à cette conclusion. Ce qu’on pourrait mettre à disposition de gratuit dans une société marchande est une chose à explorer, mais qu’est ce qu’on ne peut pas supprimer ? La part de charges financières que notre système nous impose, dans le meilleur des cas ne m’a pas laissé entrevoir un chemin progressif, comme un curseur allant de 0 à 100, possible.
Il y a un site sur Facebook “budget minimaliste” où les membres exposent leurs frais mensuels. J’ai fait le test sur plus d’une dizaine de familles qui tendent déjà à pousser la gratuité au maximum, qui n’ont aucun frais superflu, etc. En supposant, avec la barre haute, de ce qui serait possible de faire de gratuit dans un monde marchand, et en supposant qu’on leur offre l’alimentation, les soins, vêtement, les réparations d’objet gratuitement, ce qui parait peu probable à grande échelle, il leur reste 70 à 90 % de leurs charges courantes : emprunts, logement, énergie, téléphone, complémentaire, voiture, impôts… En étant plus réaliste, on peut envisager grand max selon moi 10 à 15% de réduction de leurs frais actuels.
Une société monétaire peut-elle cohabiter un certain temps avec une société postmonétaire ?
JP : Je l’appellerai “le choc des 2 mondes” : marchand / postmonétaire cohabitant à la même période. Elle peut être problématique. Pour que le second modèle (postmonétaire) puisse évoluer de façon impactant, cela suppose un investissement temps / énergie équivalent à ce que nous mettons dans le monde marchand. Pourtant, pour la grande majorité des citoyens, le premier modèle (marchand) “bouffe” quasiment tout en termes de temps et d’énergie. Pensez-vous qu’on puisse avoir la même performance que le système marchand en investissant notre peu de temps libres et d’énergie qui nous reste ? Pour avoir navigué dans les milieux militants, il y a le plus souvent ni temps, ni moyens… et s’il à une forte volonté, il y a souvent un manque d’énergie, car trop nous sommes globalement fatigués.
Quels sont les risques d’accroitre la gratuité dans une société monétaire ?
JP : En supposant que nous arrivons à faire de plus en plus de gratuité dans le monde marchand, ce ne sont pas que les dirigeants, milliardaires et capitalistes qui souhaiteraient voir couler le projet postmonétaire mais une grande partie de l’opinion publique. À des citoyens qui ont du mal à sortir la tête de l’eau en période d’inflation / effondrement, on leur mettrait de nos propres mains la tête sous l’eau.
Imaginez que nous mobilisions des coiffeurs et coiffeuses à la retraite pour faire des coupes gratuites, qu’adviendrait-ils des ceux qui sont en activités ou des jeunes qui cherchent désespérément à faire leur place ? Alors on peut se dire “oui mais peut-être qu’ils basculeront de notre côté”. Cela me parait envisageable techniquement, et humainement aussi, uniquement si on arrive à leur payer leur loyer, emprunt, énergie, impôts en même temps que leurs affaires coulent, et qui coulent en partie, à cause de nous.
Pour ceux qui me connaissent depuis longtemps, vous connaissez la métaphore que j’utilise tout le temps : un changement de paradigme, c’est une femme qui rompt avec un mec trop violent, pas qui transforme le même mec en gentil compagnon. Vouloir le transformer petit à petit en douceur pour arriver à le quitter n’a pas de sens. Si on adoucit notre système, on ne poussera pas la masse à le quitter, on risque de le faire perdurer…
La seule option selon vous est donc un basculement radical à une date donnée ?
JP : Il y aura tôt ou tard sur notre chemin, j’en suis persuadé, une rupture rapide (à l’échelle de notre histoire) et simultanée du système marchand. On ne le fera pas les uns après les autres. Ce ne sera pas à l’échelle planétaire d’un coup, mais au moins par “bloc” de citoyens. Je peux me tromper, mais au plus bas échelle géographique envisageable, cela sera internationale, plusieurs nations voisines, un continent peut-être.
Par contre, il faut développer ces 10-15% pour montrer que c’est possible, “faire goûter” la gratuité, la possibilité de ce nouveau monde. Mais à 15% il nous faudra donner un grand coup d’épaule pour pousser une vieille porte verrouillée.
Ces 10-15% ne sont pas “rien” et je ne les néglige pas, ils sont l’étincelle nécessaire pour la suite. Un gaz sans étincelle ne prendra jamais feu.
Entretien réalisé le 25 septembre 2023
La rupture selon Jean-François Aupetitgendre
Dans son ouvrage Dictionnaire désamouré de l’argent de plus de 1000 pages, Jean-François Aupetitgendre fait allusion à cette nécessité d’un basculement immédiat sur sa définition “Rupture” à la page 753 que voici :
Rupture :
Le modèle de société dans lequel nous baignons conditionne l’ensemble de notre pensée. Yves Cochet décrit le modèle capitaliste, en montre les limites et conclut que nos capacités d’innovations sont à la hauteur du modèle, avec ses mêmes potentialités et impasses. [voir la vidéo] Il défend ensuite un modèle de rupture. Deux idées semblent intéressantes à réfléchir dans le cadre de la désargence :
La physique et les mathématiques montrent que le passage entre deux états est rarement progressif et bien plus généralement caractérisé par la rupture. Si on prend pour exemple les états de l’eau, solide-liquide-gazeux, il n’y a pas de transition. Le passage d’un état à l’autre est brutal et rapide. Il est en effet difficile de parler de transition pour passer de zéro degré Celsius à plus ou moins un degré. Il est aussi difficile de parler de transition entre l’eau liquide et la vapeur dès les 100°C. Dans les jolies courbes
exponentielles que nous présentent le GIEC ou le Club de Rome, il est tout aussi évident qu’il y a bel et bien un point de rupture précis à partir duquel nous passons de la croissance à l’effondrement, d’un climat viable à l’enfer.
Le passage du progrès continu à la chute ne peut intégrer l’idée de transition. La courbe monte et, à un point x bien précis, elle retombe. Il en sera de même du système monétaire qui va croissant et, passé un certain seuil, s’écroulera.
Cette façon de penser l’évolution de nos sociétés s’appuie également sur le modèle physique du bassin d’attraction. Tout système complexe induit une force d’inertie qui contraint les éléments qui le compose à osciller dans un sens ou dans l’autre mais toujours dans le même bassin. Si la bille symbolisant ici la société monétaire oscille trop fort, elle va passer d’un bassin à l’autre par une rupture brutale pour se retrouver dans un modèle post-monétaire qui ne répond plus aux critères du bassin précédent. Il
n’y a pas de transition possible. Celui qui saute du haut d’un plongeoir n’a pas le temps de penser à la nature de l’eau. Il va y entrer violemment et n’en sortira indemne qu’à la condition d’avoir longuement préparé la rupture.
C’est le risque de l’impréparation que nous prenons en refusant d’imaginer un modèle autre que celui du capitalisme, de l’échange marchand, de l’argent. Le risque de plonger du jour au lendemain dans un bassin d’attraction a-monétaire après cinq mille ans de comptes d’apothicaires !
Il est pourtant évident que tôt ou tard, notre système monétaire atteindra son plus haut niveau de désordre, ces désordres prenant simultanément des formes variées, environnementale, économique, sociale, culturelle, politique, énergétique, etc.
Tant que nos sociétés sont dans le système monétaire, il peut y avoir des crises, des effets de balanciers de droite ou de gauche, mais rien ne change fondamentalement. Si la boule noire, pour une raison ou une autre (crise écologique, financière ou géopolitique), passait un jour le seuil du point de rupture, elle redescendrait dans l’autre bassin d’attraction. Elle aurait elle aussi des mouvements de droite ou de gauche, des montée et des descentes, des périodes de stabilité ou de crise, mais elle resterait irrémédiablement dans le nouveau bassin. Le fait d’être dans l’un ou l’autre bassin d’attraction change radicalement la couleur de l’objet qui s’y trouve, la nature de la société. La rupture entre les deux bassins ne peut être que brutale (quelques jours) et l’on ne peut rien comprendre ni expliquer d’un bassin, avec la connaissance que l’on a de l’autre bassin.
Le passage d’une société monétisée à une société sans argent rend sceptiques la plupart de ceux qui découvrent cette idée, a priori saugrenue, d’abolir l’outil multi millénaire et si commode de l’échange. On peut bien entendu prétendre qu’une désargence viendra par nécessité, quand les impasses structurelles du climat, des inégalités sociales, de l’économie, de l’environnement, et de tant d’autres secteurs en péril, seront à ce point dramatiques, qu’elles nous contraindront à inventer une forme radicalement nouvelle de gestion du monde. Mais nul ne peut affirmer quand et comment ce point de rupture sera franchi. Beaucoup voient cette rupture comme la promesse d’immenses foires d’empoigne telles que décrites dans les innombrables dystopies hollywoodiennes (Elysium, Les fils de l’homme, Gattaga, Dark City…). On se dit alors que tout cela est impossible, que l’humanité trouvera les moyens technologiques, les réformes suffisantes, pour sauvegarder cette civilisation que nous voulons, naïvement mais résolument, éternelle.
Si ce saut de système semble un problème mental insurmontable et incite encore la majorité à nous classer dans la case utopie, il faut toutefois se rappeler les multiples innovation technologiques qui ont bouleversé nos modes de pensée. Ce que la miniaturisation des composants électroniques a rendu possible en quelques décennies, une crise financière mondiale, se conjuguant avec une crise environnementale grave (plus de 3°C sur la planète par exemple) pourrait bien nous contraindre à penser autrement que dans un bassin d’attraction monétaire, nous entraîner dans un autre bassin d’attraction où tout serait différent…
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